Gilets jaunes Acte 16 – L’escalade de la violence à Montpellier

 

14h ce samedi 2 mars 2019. Un petit millier de manifestants se rassemble sur la place de la Comédie alors que le ciel venteux se couvre d’épais nuages gris. L’atmosphère, encore chaude quelques minutes auparavant, se rafraîchit et rappelle à l’assistance que le printemps n’est pas encore tout à fait là, malgré les températures incroyablement clémentes et le temps au beau fixe de ces dernières semaines. Moins de pancartes qu’à l’habitude, un peu moins d’ambiance sonore, bien que les discussions soient toujours aussi animées. Les drapeaux CGT sont définitivement tolérés. Les cheveux blancs sont de plus en plus nombreux. Une demi heure plus tard, le cortège se met en route par les petites rues du centre-ville. Comme d’habitude, il s’étoffe à vue d’œil et compte bientôt le double de participants lorsqu’il quitte l’Écusson pour le contourner par les boulevards Louis Blanc et Henri IV. Un nombre important compte tenu d’un appel régional à manifester à Alès en ce samedi (2000 participants).

Alors que le ciel se découvre petit à petit, le cortège retourne par la rue Foch dans le centre et vient se masser brièvement sur la place de la Préfecture. Les slogans et les chants ont du mal à prendre massivement, la foule semble indécise, à l’image de la météo. Indécise aussi quant au chemin à emprunter, qui se poursuit en redescendant vers la place de la Comédie, puis la gare avant de contourner le Polygone, menée par le cortège de tête dans une ambiance bon enfant. Après un nouveau passage sur la place de la Comédie, une partie du cortège se sépare sans s’en rendre compte du gros de la foule et se rend jusque sur l’avenue Clémenceau, au milieu du tintamarre des klaxons de voitures, avant de rebrousser chemin et de rejoindre sa moitié qui s’est massée devant la Préfecture.

Calme, sans doute trop calme cette manifestation… qui ne présageait pas de l’issue violente et complètement désordonnée qui l’attendait. Alors que la foule s’ébroue dans la joie face aux habituels cordons de CRS, alternant chants résistants et danses improvisées sur des ritournelles musicales, les groupes radicaux se tiennent calmes face à la présence de militants pacifistes assis juste devant les policiers. La scène dure et se prolonge quelques dizaines de minutes durant lesquelles tout le monde se demande quand et comment va se dérouler la dispersion. Le soleil revient dorer la place dans son ensemble. Les slogans et chants anti-Macron et anti-police fusent.

Finalement, quelques bouteilles et des pétards lancés depuis le black bloc s’éclatent successivement sur les boucliers et les casques des CRS. La réplique, disproportionnée au vu de la présence de plus de deux mille personnes pacifiques, est immédiate et sans sommation. Grenade lacrymogène lancée à la main et lance à incendie sont immédiatement utilisées contre les manifestants, qui éclatent de joie et de protestation sous la pluie salutaire. La place se vide petit à petit. C’est alors que débute une manif sauvage rassemblant six à huit cent personnes refusant la dispersion. Celle-ci verra de nombreux débordements et affrontements avoir lieu avec des agents de la BAC souvent débordés, sous la poursuite très retardataire de gendarmes mobiles et de CRS, qui ne pourront empêcher de nombreuses dégradations du mobilier urbain (poubelles, arrêts de tram). Les grenades lacrymogènes tombent comme de la grêle sur les protestataires, qui répliquent en les renvoyant vers les CRS. La résistance est acharnée de la part de manifestants qui n’hésitent plus à s’opposer aux forces de l’ordre, malgré l’usage répété de tirs de LBD40. Un cocktail molotov qui blessera trois policiers, des feux d’artifices, des jets de pierre ou de barres en métal. Sur le boulevard Henri IV, d’impressionnantes charges du black bloc contre un escadron de la BAC aboutissent à l’usage de plusieurs GLI-F4 par les policiers et une rafale de lacrymo. Du matériel de chantier est entassé en barricades pour freiner l’avancée des forces de l’ordre sur le boulevard Louis Blanc.

Profils disparates que ceux qui se mêlent dans cette manifestation contestataire. Au milieu des radicaux d’extrême gauche, des jeunes, aux profils plutôt “normaux”, travailleurs ou étudiants, quelques lycéens, et même des moins jeunes, des couples. Des gilets jaunes, assez nombreux, mais combien sont réellement issus du mouvement initial et combien se sont greffés à la contestation suite aux récents épisodes de violence ? Impossible de le savoir. Ils n’ont pas tous l’accoutrement du black bloc, certains ne sont même pas masqués. Mais l’immense majorité semble pourtant s’être bien apprêtée à ce moment et ne pas avoir versé dans la contestation par hasard. Beaucoup ne participent aucunement à la violence mais se contentent de former un bloc solidaire autour de ceux qui dégradent ou s’opposent directement aux forces de l’ordre. Ils courent avec les autres, lancent des insultes, renvoient un ou deux palets de lacrymo. Aujourd’hui, on peut dire que le versement dans la manifestation contestataire et sauvage concerne des gens comme les autres, plutôt jeunes, avec des idées anticapitalistes ou de gauche majoritairement. On pourrait y trouver tous ceux qui ont un fond de révolte face à la société et au monde politique, quel que soit leur milieu. On n’est plus donc dans des actions ne concernant qu’un groupuscule anarchiste et des éléments rapportés. Au delà des groupes d’extrême gauche, l’action de résistance est devenue commune à de nombreux manifestants, réaction qui dans son débridement violent ne concerne pas tant les gilets jaunes qu’une frange de la jeunesse exprimant son ras-le-bol face à la répression de sa liberté de manifester et à la politique des gouvernements successifs. Et se retrouvant dans un mouvement qui a largement fait éclater les carcans traditionnels de la manifestation.

Par une charge éclair, les policiers parviennent à couper le cortège dont une partie se disperse et l’autre, composée d’environ 300 personnes, se réfugie au pas de course dans le quartier des Beaux-arts, entamant un jeu du chat et de la souris à taille réelle avec les forces de l’ordre, complètement dépassées par les événements. De nombreuses dégradations ont lieu, sur des poubelles, des bennes, mais aussi des boutiques d’assurance ou de banque. Plusieurs tentatives de la police de rejoindre ou détourner le cortège s’achèvent sur des échecs. Finalement la BAC et des escadrons de CRS sont envoyés en masse sur le secteur pour pousser anarchiquement les protestataires vers L’Écusson. Ceux-ci se rendront sur la place de la Comédie où les affrontements se poursuivront avant dispersion finale. Quelques groupes récalcitrants poursuivront leurs actions jusque tard. Bilan de la journée, sept interpellations, plusieurs blessés des deux côtés.

Ce que l’on pouvait craindre est en train d’arriver à Montpellier. Avec le retour du printemps, force est de constater que les manifestations s’intensifient, et qu’on retrouve de plus en plus de discours contestataires qui justifient l’usage de la violence par la politique de répression policière menée précédemment et par le comportement agressif et sans discernement des forces de l’ordre. Combien parmi les protestataires étaient encore de simples manifestants quelques semaines auparavant ? Combien ont subi avec un sentiment d’injustice les dispersions dantesques orchestrées sur ordre préfectoral, des foules de plusieurs milliers de personnes venues pacifiquement revendiquer leurs droits ? Avant de filer dans leur magasin de bricolage favori s’acheter une paire de lunettes et un masque à poussière en prévision du samedi suivant… Tandis qu’en face, on voit bien que les forces de l’ordre lassées de passer leurs samedis à courir aléatoirement et à se faire caillasser, perdent à nouveau leurs nerfs et s’entraînent dans une violente, mais harassante et infructueuse partie de chasse.

Le traitement des médias de masse et du gouvernement par rapport à ce mouvement est à l’origine même de sa radicalisation. Le mépris de classe, la stigmatisation (allégations de racisme et d’antisémitisme, focus sur les violences et les dégradations plutôt que sur les revendications) et le déni des idées diverses et pluriformes des gilets jaunes, la surdité du grand débat et le verrouillage de la politique de réformes malgré un mouvement qui s’amplifie, la répression policière répétée conduisant à des violences graves et inacceptables, la loi anti-casseurs : tout ce qui constitue la réponse du gouvernement à ce mouvement inédit a conduit à la fois à son élargissement et à la solidification d’un noyau dur radical, qui porte une vision affermie de l’opposition politique et de son engagement.

Nous alertions, dès l’acte XI, de la dangerosité pour les pouvoirs publics de conduire une telle politique répressive en matière de manifestation. Le mouvement étant hebdomadaire et durable, il était tout à fait prévisible que celui-ci finirait par forger une frange violente réellement impliquée et active en réaction aux dispersions et comportements agressifs et débridés des policiers. Le gouvernement, en durcissant la répression, a favorisé l’émergence d’une violence dont il pouvait se servir pour tenter de disqualifier, en vain, le mouvement. Mais avec la poursuite de celui-ci et la répétition des violences et dégradations, la chute des revenus des commerces touchés par les manifestations, la perpétuation dans l’espace public des débats sur l’injustice sociale et la redistribution des richesses, l’exécutif apparait de plus en plus incapable de gérer cette crise et tétanisé par le monstre qu’il a contribué à engendrer.

Attention donc, car aujourd’hui ceux qui participent à la violence ne sont plus aussi simples à désigner qu’avant. Comme le fait le gouvernement, on peut tout à fait pointer du doigt les gilets jaunes violents pour tenter de stigmatiser l’ensemble du mouvement, ou rappeler les présences des vilains groupes de casseurs anarchistes, cela n’empêchera pas les protestataires réels qui s’incluent dans une lutte plus large de revenir toujours plus nombreux s’opposer aux forces de l’ordre. Et cette même lutte de s’élargir encore, par nature, à de nouveaux acteurs. Car aujourd’hui, n’importe qui fait partie du bloc contestataire : l’un de nos collègues ou de nos voisins, de nos camarades d’études, un membre de notre famille, quelqu’un qu’on croise tous les jours. Tout n’est pas question d’extrêmes bien établies. On est dans une forme de convergence des luttes qui ne dit pas son nom, adaptée à ce 21ème siècle figé dans l’image et la technologie, avec des protestataires masqués, méconnaissables, anonymisés, qui forment les doigts d’une même main face au pouvoir et refusent la catégorisation.







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